Un petit pas pour l'homme

« Un petit pas en avant, inspirez, levez les bras, cambrez le dos,… Sentez la posture de l’intérieur, expirez, ramenez les bras. » Un petit pas, mais quelle découverte ! Lors de mon premier cours de Yoga, à 18 ans, en appliquant sagement ces consignes, j’ai éclaté de rire ! Un rire fou, un rire incontrôlable, une découverte !


Un petit pas, oui, mais quel impact  ! D’abord pour le groupe, pauvre groupe, qui a dû gérer mon apparente insolence. Pour le professeur, ensuite, pauvre professeur, qui sagement, a attendu que je termine, faisant semblant de rien pour ne pas heurter ma maladresse débutante et protéger le groupe. Mais surtout… pour moi, qui ai réalisé l’intensité des émotions qui m’habitaient ! Il y avait donc en moi plus que ce que je pensais, une véritable terre en friche à découvrir !

Ce fût donc le début excitant d’une longue exploration. Sur mon tapis, à table avec mon professeur, en Inde, dans les temples, à l’université, et je n’en connais pas la fin… Lorsque je repense à ces quelques minutes, la gratitude m’envahit pour ce groupe, pour ce professeur. Car cette véritable explosion a changé ma vie. Une Odysée intérieure s’est ouverte à ce moment précis, et, grâce à cela, ici, vingt ans plus tard, j’ai le bonheur d’en avoir fait mon métier.

Un petit pas pour l’homme, oui, mais surtout, un grand pas pour mon humanité.

Mon humanité

L’humanité en soi, voilà ce que le Yoga nous propose de découvrir, en soi et en l’autre. Le Soi, l’intensité des émotions, l’intime, l’amour, ne demandent qu’à être découverts. Selon la légende, d’ailleurs, nous étions tous des dieux autrefois, mais à force d’avoir abusé de notre pouvoir, Brahma, le grand Dieu, a caché notre divinité dans l’endroit le plus secret de la terre. Tellement secret que nous ne pourrions le trouver. L’homme a donc débuté cette quête. Il s’est donc cherché lui-même à travers les terres, les mers, a traversé les montagnes, et conquis les continents.

La conquête

Mais quelle belle métaphore ! Sans le savoir, 2000 ans plus tard, nous avons fait tout cela ! Cherché sous terre, dans le ciel et dans la mer, maîtrisé la nature, construit des villes, contrôlé les forêts, traversé les océans, gravi les montagne… Mais nous n’avons pas encore trouvé cet endroit secret cachant notre bien le plus précieux. Tellement précieux, que les anciens Yogis, qui le connaissaient, eux, l’appelaient amṛtam, la fameuse liqueur d’immortalité, l’ambroisie.

La conquête intérieure

Mais où ces anciens Yogis ont-ils donc cherché ? Celui qui veut le découvrir doit faire au moins… un petit pas ! Car c’est en suivant leurs enseignements, pas à pas, que l’on découvre sa cachette. Les Yogis la nommaient autrefois hṛdaya. Son étymologie, pour les Yogis, est composé de hṛt-, “le lieu”, et ayam, “celui-là”, littéralement “ce lieu-là”. Est-ce une provocation ? Après l’avoir cherchée partout, pendant des siècles (l’auteur de la légende savait-il, d’ailleurs, l’intensité des efforts que nous y mettrions ?), que les Yogis nous disent qu’il se trouve ici, ou plutôt, juste-là ! Tout simplement.

La mer de lait

Une autre légende nous aide à mieux comprendre cet énigme. Elle est appelée “le barattage de la mer de lait”, et constitue le récit phare du Mahābhārata, une des deux grande épopées indiennes. Les dieux et les démons, rivaux ancestraux, sont contraints de s’associer pour dénicher l’amṛtam cachée (tiens, tiens !) au fond de la mer de lait. Ils décidèrent de la transformer en beurre au moyen d’une baratte pour en dévoiler le fond et retrouver cette fameuse liqueur. Mais ils découvrirent d’abord le pire, en animant leur baratte, la mer de lait prit feu, créant ainsi un poison terrible, hālahāla, qu’ils durent neutraliser au prix de bien des efforts. C’est ensuite, seulement, qu’il découvrirent le meilleur, la vache qui exauce tous les désirs (kāmadhenu) et tous les trésors, les plus beaux joyaux, et enfin, cette fameuse liqueur, graal de leur aventure.

Nos émotions

Cette mer de lait symbolise le travail du pratiquant. La baratte ? La colonne vertébrale. La dualité des démons des dieux et des démons ? La complémentarité de l’inspiration et de l’expiration. Baratter la mer de lait ? Pratiquer. Neutraliser un poison ? Découvrir et dépasser nos propres tribulations. Trouver des trésors ? Comprendre nos potentialités. Découvrir l’ambroise ? Trouver la lumière qui réside dans notre cœur, notre Moi profond.

Oui, le cœur, car en fait, hṛdayam est bien ce lieu-là dont nous parlaient les Yogis, le quatrième cakra. Juste-là, chez chacun d’entre-nous, situé à la base de la fourchette sternale, il symbolise le lieu de nos émotions. Les upaniṣad, textes sacrés du Yoga, y décrivent une flamme dont la pointe représente la conscience universelle.

Nous sommes tous des explorateurs

Nous n’avons pas besoin d’avion, de contrées désertiques, de profondeurs abyssales ou de forêt amazonienne pour devenir de grands explorateurs. Nous sommes tous constitués des ingrédients d’une grande épopée intérieure : un corps, un mental, des émotions et, un Moi profond, lumineux, porteur d’une conscience universelle. S’y connecter, c’est se connecter à Tout et transcender la barrière de l’égo. C’est s’y rencontrer soi-même et l’autre. Un peu de temps, d’espace, de curiosité et de courage suffisent pour débuter cette magnifique épopée. Faire un petit pas en soi peut métamorphoser chacun d’entre-nous en Marco-Polo du cœur.

(c) Philip Rigo, 2017. Article paru en partie dans la Revue Esprit Yoga en août 2017.
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