Le Lion à travers la porte aux lions

Sir TKV Desikachar raconté par son fils (traduit par Philip Rigo)

 

C'est avec le coeur lourd que j'écris cet article honorant le décès de mon père, Sir TKV Desikachar, ou Sir, comme il était tendrement appelé par des millions de personnes à travers le monde. Après avoir vécu une vie extraordinaire de services il est passé dans le domaine de l'inconnu le 8 août 2016 à 2.45 du matin, à l'heure indienne.

Sa vie professionnelle et personnelle a été un exemple de vie et d'enseignement intègre et ses derniers jours sur terre n'ont pas été différents. Bien qu'il soit né dans une famille extraordinaire de Yogis, avec une lignée continue d'ancêtres remontant au moins au IXe siècle de notre ère, Desikachar a débuté son voyage dans le Yoga relativement tardivement.

Il a ouvert les yeux sur le Yoga après avoir observé un incident extraordinaire entre son père et une Néo-Zélandaise, Madame Kay Malvenan. Dans les années soixantes quand l'Inde était encore plus conservatrice, Desikachar a vu, un matin, cette dame néo-zélandaise se ruer sur son père pour le prendre dans ses bras. Madame Malvenan avait accès à toutes les facilités disponibles à cette époque, mais elles ne l'avaient pas aidé à dépasser ses insomnies. Néanmoins, le Yoga Thérapeutique, sous la guidance avisée de T. Krishnamacharya l'avait complètement soignée et c'est cette joie qu'il l'a poussée à montrer cette affection pour son professeur.

Sir Desikachar a rappelé cet incident inspirant de nombreuses fois pendant des années comme étant le premier révélateur de la grandeur de son père quant au pouvoir guérissant du Yoga. Desikachar a décidé à ce moment-là de démissionner de sa carrière d'ingénieur et de dédier entièrement sa vie à la transmission du Yoga. Ses réalisations dans ce domaine sont tellement extraordinaires qu'elles dépassent l'objet de cet article. Une série d'articles sont planifiés pour éclairer cela et seront partagés au fur-et-à-mesure.

Je souhaiterais me concentrer sur la dernière partie de sa vie dans celui-ci et démentir de nombreux messages confus sont partagés sur internet à son sujet et sur son départ. Ceux qui ont utilisé son silence (et celui de sa famille) pour promouvoir de telles inexactitudes devraient placer leurs mains sur leur cœur et réfléchir avec sincérité à leurs motivations. Les autres qui ont lu ces articles et qui les ont pris pour être la vérité devraient envisager d'ouvrir leur cœur et leurs oreilles afin de connaître les faits et de mettre de côté les contrevérités.

La vérité est le meilleur moyen d'honorer ce grand homme.

Revenons en 2010-2011, Sir Desikachar a montré de légères aberrations par rapport à son comportement normal. Mais celles-ci n'étaient pas tellement déviantes pour y voir une raison de s'inquiéter. Le médecin de famille qui l'a suivi, jusqu'à son départ final, a révélé que cela pouvait résulter d'une atrophie du cerveau liée à l'âge. Quand sa famille et ses amis en parlaient avec lui, il balayait cela, leur suggérant de ne pas trop s'en inquiéter. Etant donné la stature de cet étonnant guérisseur, personne ne s'est aventuré plus avant, en lui donnant le bénéfice du doute. Sir a continué d'enseigner jusqu'à la fin 2012 et son engagement final a été d'enseigner le chant à un groupe d'étudiants français qui visitait la Krishnamacharya Healing & Yoga Foundation.

Il s'est retiré de la vie publique vers la fin 2012, commençant lui-même à remarquer des changements dans ses capacités. Il m'a confié, ainsi qu'à son épouse, qu'il ne voulait plus s'engager publiquement et ne désirait plus rencontrer ni interagir avec de trop nombreuses personnes. Il était évident qu'il voulait se retirer et dédier le reste de sa vie à se maintenir et à se préparer pour le voyage vers l'au-delà. Il a offert plus de quatre décennies de sa vie au bien public, et il savait, à ce moment-là, que c'était assez. Il a également consciemment réduit la parole, sachant qu'il faisait des erreurs de langage. Durant les années suivantes, l'atrophie a éventuellement empiré vers un degré que la médecine moderne appellerait 'démence'. Mon propre sentiment à ce sujet est très différent. Même durant son état de retrait, jusqu'à sa dernière respiration, et même après, il a toujours été le professeur (qu'il était NDT).

Dans la médecine occidentale, les docteurs mettent les personnes et les symptômes dans des boîtes, afin de rendre plus facile la catégorisation et la standardisation. Desikachar n'était pas un homme ordinaire. La fin de sa vie m'a enseigné, et à ceux qui étaient intimement impliqués, qu'il y a bien plus dans la vie que de rigides containers. Malgré la perte graduelle de son mental, il n'a jamais perdu son cœur et la sagesse de sa conscience. Il était profondément conscient des choses les plus importantes qui se déroulaient autour de lui, et y répondait d'une belle manière. Il a confirmé les enseignements de Patanjali selon lesquels lorsque le mental est silencieux, une sagesse plus profonde émerge.

Je partage ici deux exemples confirmant son état plus élevé de conscience. Et vers la fin de cet article, vous réaliserez également qu'il était pleinement conscient et connecté lorsqu'il a pris sa dernière respiration.

À une certaine occasion au début de l'année 2015, ma chère mère a dû faire face à un conflit impliquant différentes personnes. Chacun de ces individus l'appelait séparément afin de parler de ce conflit avec elle, la mettant ainsi dans une situation étrange où chacun lui demandait de prendre parti avec lui. Sans surprise, cela a grandement perturbé ma mère. Mine de rien, Sir Desikachar rentre dans le salon ce soir-là, prend un papier, un stylo et griffonne ce qui suit : " Organise une réunion. Tout sera ok".

À une autre occasion, également au début 2015, mon épouse et moi-même avons eu un désaccord sur une question, et nous en discutions intensément ensemble. La discussion a duré relativement longtemps et nous restions tous les deux sur notre point de vue respectif, ce qui est un signe clair qu'à ce moment-là nous étions déconnectés de notre cœur. C'est l'heure à laquelle Sir faisait sa sieste l'après-midi. Venant de nulle part, il est apparu en notre présence et s'est assis entre nous deux, a pris nos mains comme s'il nous reconnectait. En dépit du fait qu'il n'a pas prononcé un seul mot, son message était clair. La discussion a stoppé instantanément et nous avons pu voir le point de vue de l'autre.

De tels exemples, et bien d'autres, m'ont appris à regarder derrière les structures rigides de la médecine moderne et mettent en question les chemins conventionnels de compréhension de santé et de maladie. J'étais heureux que mon père continue à m'enseigner malgré son retrait d'un enseignement formel. Il était parfaitement conscient de qui venait dans notre maison et qui ne venait pas. Profondément sensible de qui l'honorait en dépit de sa condition et de ceux qui ne le faisaient pas. Il se réveillait et venait s'asseoir avec ceux qu'il sentait sincère dans leur intérêt à son égard. Il s'en allait du salon et agissait comme s'il allait dormir lorsque ceux qui l'appelaient le faisait par pure formalité.

Débutant en juillet 2015, sur les recommandations de son docteur, nous avons recruté une agence d'infirmières pour prendre soin de ses besoins, ses capacités mondaines se détériorant. Elle envoyait une infirmière à la maison chaque jour afin de prendre soin de lui.

Vers la fin du mois d'août 2015, Desikachar a glissé et a souffert d'une chute dans le salon de sa maison. Il n'a heureusement pas eu de fracture. Néanmoins, quelques jours après cet incident, il ne marchait plus et a été confiné au lit. C'était peut-être dû au choc de la chute ou peut-être était-ce un choix de rester au lit. Un lit à air a été immédiatement arrangé pour lui (merci à ses étudiants Jyotsna et Praveen), afin qu'il soit confortable et aie le moins d'escarre possible. La famille a également placé le lit de manière à ce qu'il puisse toujours avoir, de là où il était, un œil sur le sannidhi de l'Acarya Krishnamacharya.

A partir de ce moment, ses paramètres médicaux ont continué à décliner graduellement. Il a souvent attrapé des escarres que l'on devait soigner de temps en temps. Ses jambes ont souvent gonflé en raison du manque de circulation, ce que nous avons dû également prendre en charge fréquemment. Il a également souvent souffert de toux et de rhume. Son métabolisme s'est affaibli. Tous les signes montraient que son système immunitaire devenait de plus en plus faible chaque jour.

Sur les conseils de son docteur, la famille a été encouragée à restreindre le nombre de visiteurs afin qu'il ne soit pas vulnérable aux infections. En dépit de cela, la famille a toujours été heureuse d'accueillir ses proches étudiants et associés lui rendant visite pour être en sa présence.

Indépendamment de la détérioration de sa condition médicale, je pouvais seulement voir l'expansion de sa conscience à cette époque. À chaque fois que quelqu'un chantait pour lui, il ouvrait ses yeux et essayait de le rejoindre en silence. Lorsque certains visiteurs amenaient de mauvaises nouvelles à la famille, il fermait les yeux et se retirait en lui-même. Lorsque quelqu'un ayant besoin de guérir le visitait, il le rejoignait et prenait doucement sa main. C'était beau de voir tout cela.

Dans notre époque moderne, nous rejetons sans cesse les notions de conscience et de sagesse du cœur. Lorsque le cerveau tombe en panne, on nous dit que la personne n'est plus utile. Néanmoins, le fait de regarder mon père de si près durant cette période m'a éclairé sur les aspects les plus subtils de la vie humaine qui sont profondément intangibles, mais profondément importants. J'ai très souvent eu le sentiment que mon père était dans l'état appelé Nirbija Samadhi, l'état de Yoga le plus élevé.

Ma profonde conviction est que Sir savait que son temps arrivait à la fin. Au début janvier 2016, les docteurs ont confirmé que la fin était proche et qu'il vivrait encore pour un mois peut-être. J'en ai informé certains de ses proches étudiants et je leur ai suggéré de venir pour lui rendre un dernier hommage.

Même si certains d'entre-eux l'ont fait, Desikachar avait son propre plan. Il avait besoin de voir le reste de sa famille avant de partir. Son fils Bushan lui avait déjà rendu visite une fois en novembre 2015. Mais sa fille Mekhala ne l'avait plus vu depuis deux ans. En raison des inondations à Chennaï, son vol avait été annulé et elle n'avait pas pu venir. Elle a lui a finalement rendu visite en juin 2016 jusque mi-juillet. Mon père a grandement apprécié sa présence et celle de son petit-enfant.

Lors de son anniversaire, le 21 juin 2016, alors que monde célébrait la Journée Internationale du Yoga, de nombreux étudiants sont venus pour lui rendre hommage. Son énergie était calme et paisible. Plus tard dans la journée, lorsqu'un couple de mes étudiants est venu chercher sa bénédiction, il est clair qu'il était pleinement conscient de leur présence et a ouvert les yeux pour les regarder et offrir sa bénédiction.

Mekhala est partie une semaine plus tard. Les fonctions corporelles de Sir Desikachar ont commencé à diminuer doucement. Ses escarres ne guérissaient plus. Il a développé une pneumonie et ses fonctions urinaires ont failli. A un moment, sa respiration est devenue de plus en plus difficile. Il était clair que la fin était proche. Le 2 août 2016, le médecin de famille a pensé qu'il restait un maximum de 24 heures. Pour atténuer la douleur, il a recommandé un anti douleur non narcotique qui était sûr et ayant le moins d'effets secondaires possible.

Tous les proches ont commencé à se rassembler autour de lui pour être avec lui durant ses derniers jours. J'ai senti que mon père souhaitait voir encore quelques autres personnes avant de partir. Nous avons demandé à mon frère, qui vit dans une autre ville, de venir auprès de lui. Quelques-uns de ses vieux étudiants des années 1980 et 1990 lui ont souvent rendu visite.

Mon épouse Evelyn a placé une belle image de ses parents sur un coin de son lit. Lorsqu'il a vu cette image, il avait les larmes aux yeux. Mais il a perduré encore. Il savait que ma mère ne lui avait pas encore donné la permission de partir. J'ai senti qu'il attendait seulement cela. Le 7 août, après avoir fait ses prières matinales, ma mère a pris les sandales de mon grand-père, les a placées sur la tête de Sir Desikachar et a chanté. Elle a pleuré avec profusion à la fin. Elle a ensuite quitté la pièce gracieusement et silencieusement. Mon père a finalement eu la permission de partir de la part de sa partenaire de 49 ans. Son corps a répondu en cohérence. Nous pouvions voir qu'il laissait les choses aller. Tous les membres de la famille ont chanté pour lui ce jour.

Avant le geste de ma mère, Evelyn et moi avons chanté pour lui au début de la journée. Ma fille et moi avons ensuite chanté pour lui. Ensuite, mon frère Bushan. Ensuite, plus tard dans la soirée, ma sœur a téléphoné et j'ai mis le haut-parleur sur le téléphone. Elle a aussi chanté pour lui. Deux de mes étudiants, Philip Rigo et Ruth Diggins, ont également chanté ce jour-là. Ruth a chanté pour lui en Maori. Philip a rejoint mon frère pour le chant. Toujours, il a perduré en dépit de la détérioration de sa condition. Philip a un problème au cœur, par rapport auquel mon père l'a grandement aidé. Je lui ai dit que j'avais le sentiment que mon père partirait uniquement après le départ de Philip. Je lui ai dit que mon père était conscient de la sensibilité de son cœur et qu'il aurait de la compassion à ce sujet. Philip devait rentrer en Belgique cette nuit-là. Philip est parti de notre maison autour de 18.00 et a pris son avion à 22.00.

Mon épouse a dit que le 8 août 2016 était une date très auspicieuse, connue comme la porte du lion. C'est un alignement planétaire extraordinaire dans lequel l'étoile la plus brillante, Sirius B, s'aligne avec la ceinture d'Orion et est la plus proche de la terre. Cela a été perçu comme étant un portail ascensionnel depuis les temps anciens et il est tellement pertinent que les Egyptiens, et aussi les Mayas, le célébraient comme un jour d'ascension. Il est vu comme une porte vers des réalités et comme une période dans laquelle les personnes retourneraient vers des réalités et des étoiles supérieures et ne reviendraient pas. Peut-être que mon père savait cela intuitivement. Après tout, il est également né un jour fantastique, le solstice d'été.

Cette nuit, Evelyn, Ruth et moi-même avons veillé près de son lit. Mon ex-épouse, Lakshmi est aussi restée avec nous jusqu'à presque minuit. C'était symbolique qu'une femme néo-zélandaise était près de son lit quand il est parti, prenant en considération qu'une Néo-Zélandaise a inspiré son chemin yoguique en premier lieu.

Nous considérons comme un grand privilège d'avoir été près de lui lorsqu'il a pris sa dernière respiration. Notre famille se sent honorée d'avoir pris soin de lui à la maison pour les dernières années de sa vie. Je m'incline particulièrement devant ma mère pour sa totale dévotion envers son mari et sur la manière dont elle était tellement attentive à chacun de ses besoins. Mon père a été décidément très chanceux de l'avoir eue comme épouse.

Le 8 août 2016 à 2.45, mon père a pris sa dernière respiration. Le Lion est passé à travers la porte aux lions.

Les derniers rites ont été réalisés le même jour, en accord avec les injonctions védiques, et ils ont commencé à 8.30. Des centaines de ses étudiants avaient déjà rejoint notre maison et beaucoup l'ont suivi au crématorium. C'était émouvant de voir combien ont été touchés par sa vie et par son enseignement et combien il avait de l'importance pour eux.

Pendant que de nombreuses histoires imaginaires ont été écrites à propos de mon père et de sa santé dans les dernières années, la famille a choisi de garder le silence, parce que nous sentions le besoin de garder notre attention autour de lui plutôt que dans des bavardages. Certains accros aux blogs ont clamé que mon père était à l'hôpital, dans un état comateux, ou même que la famille l'avait abandonné. Il n'y a rien de plus éloigné de la réalité. Nous sommes heureux que ceux qui étaient réellement sincères ont respecté notre besoin de vie privée et nous ont demandé de clarifier et de les éclairer à propos de sa condition.

La vie de mon père a été remplie d'humilité. Il a toujours choisi d'attribuer ses nombreux accomplissements à son professeur. Son simple message était qu'il n'était rien si ce n'est un medium pour les enseignements de son père. Il a également vu l'infinité de l'esprit divin. C'est pour cette raison qu'il s'est toujours incliné devant son père et a grandement honoré toute personne qui était en face de lui, peu importe qui c'était.

Même le geste de départ de Sir Desikachar nous a prouvé qu'il était conscient jusqu'à a dernière respiration et que la sagesse de son cœur a trompé les structures rigides de l'esprit. Son dernier acte a été de partir avec un message d'humilité : nous devons honorer ceux qui sont derrière nous et ceux qui sont devant nous. En prenant sa dernière respiration, ses mains se sont rejointes sur son cœur et ont formé le geste de Namaste.

Namaste Sir TKV Desikachar.

Dr.  Kausthub Desikachar

traduit par Philip RIGO

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